- HÉROS ET IDOLES
- HÉROS ET IDOLESLes héros et les idoles continuent à désigner, de civilisation en civilisation, une classe de surhommes dans laquelle chacun projette ses rêves et puise ses modèles. De l’Hercule méditerranéen au Samson hébraïque, du Siegfried des Nibelungen au Robin des Bois, du président Mao à l’actrice Brigitte Bardot, une même poussée adoratrice force jusqu’au surnaturel la réalité historique ou, inversement, jusqu’au naturel l’irréalité légendaire. Que le héros-idole prenne source dans le vécu d’une expérience incroyable ou dans l’imaginaire d’une légende accréditée , il siège toujours dans un entre-deux-mondes, à mi-chemin entre les hommes et les dieux. Demi-dieu comme demi-homme, il parcourt sans cesse, à mi-conscience comme à mi-temps, l’espace qui sépare le premier du second. De l’un à l’autre, l’osmose ne va pas de soi: le héros manifeste concrètement un système de valeurs que l’idole incarne divinement. Faire du héros une idole, c’est bloquer les performances réelles et chronométrables du premier, en perfections irréelles et éternisables dans le second. C’est passer, comme les mots le disent, du personnage vivant à son image pétrifiée, à son symbole iconique. Selon les circonstances et les individus, le passage peut ne pas se faire. L’héroïsme, qui est le caractère essentiel du héros traditionnel, peut être, non pas admiré, mais réprouvé comme absence de cœur et d’imagination, ainsi qu’en témoignent, dans Corneille, les imprécations de Camille contre son frère Horace; l’idole pour sa part a été trop brisée au cours de l’histoire des religions pour que le héros idolâtré n’y flaire par instants le fiel de la pétrification finale: «Ah, non, ne me dites pas que je suis une idole!» s’écrie Johnny Hallyday avec colère au cours d’une interview. Mis à part ces cas singuliers, de révolte précisément, il y a un besoin apparemment anthropologique d’aimer jusqu’à l’idolâtrie l’être exceptionnel dont les hauts faits n’ont d’égal que les grandes vertus.À l’origine du mot «héros», ce besoin était en quelque sorte légitime puisqu’il fallait, chez les Grecs, être mort pour être reconnu héros, c’est-à-dire objet d’un culte . Le passage du Styx était le bain d’invulnérabilité par lequel les plus grands accédaient naturellement au sommet de l’Olympe. Avec le temps et les progrès, cette ascension s’est compliquée en se désacralisant. La conversion spontanée de l’admiration en idolâtrie a fatalement émoussé la patience d’attendre la mort du héros pour le vénérer; la glorification des conquêtes militaires a imposé l’idée qu’un héros était plus efficace vivant que mort; enfin l’accélération progressive des divers modes de communication a élargi de son vivant l’audience du héros et précipité l’idolâtrie de ses admirateurs. Les gouvernements successifs, toujours soucieux de renforcer le sentiment national, ont contribué d’eux-mêmes à accélérer ce mouvement en leur rendant officiellement les honneurs et en leur donnant des médailles. Le seuil est nominalement franchi avec des décorations comme celle de «héros de l’Union soviétique». Ainsi les civilisations dites développées ont peu à peu, et paradoxalement, rattrapé, voire dépassé, les pays dits primitifs ou sous-développés, en nationalisant une sorcellerie que l’on appelle péjorativement aujourd’hui, lorsqu’on n’en est pas le fidèle, le «culte de la personnalité». Que son pouvoir soit temporel, comme celui de César ou de Staline, religieux comme celui de Gandhi, «sexy» comme celui de Rita Hayworth, l’influx magique reste le même: le fidèle vit en symbiose avec son idole; il participe imaginairement à sa vie et il s’identifie mimétiquement à elle. L’influx reste donc le même, mais il ne circule plus de la même façon dans les sociétés modernes. Un constant paradoxe dirige ces itinéraires que quelques exemples d’ascension idolâtrique peuvent mettre en relief.Mais avant de saisir l’actualisation récente du héros-idole, il convient de comparer, voire d’opposer, le mythe du héros, pour mieux en saisir le noyau, et l’homme de chair et de sang qui agit héroïquement, pour voir de quel métal précieux il est fait.1. Vrais et faux hérosVrais ou faux, les héros sont de plusieurs types. Mais il y a deux classements possibles, et ils sont hétérogènes. D’un côté, la typologie culturelle, dont Hegel a donné un exposé classique. Ensuite, l’opposition entre les deux figures extrêmes, toutes deux fabuleuses, d’Hercule et d’Achille: les travaux d’Hercule, célèbres et innombrables, ont un aspect tape-à-l’œil, ils sont l’œuvre d’une mécanique magique capable de renverser tous les obstacles jusqu’au moment où Omphale l’étend à ses pieds comme un esclave. À l’inverse, Achille est profondément humain, tantôt cruel et féroce, tantôt d’une tendresse forte et généreuse, mais toujours ardent: son amitié pour Patrocle, et non l’attrait de l’exploit, le décide à risquer sa vie; plus tard, la douleur de Priam, le père de l’ennemi qu’il a massacré, retournera son cœur.Les trois types classiques de hérosEn relation avec les arts plastiques et avec les productions de la poésie et du théâtre, Hegel, dans ses leçons d’esthétique, distinguait le héros épique, le héros tragique et le héros dramatique.Le héros épique est l’être complexe aux prises avec des forces extérieures douées d’une puissance fatale: chez Homère, le destin détermine ce qui doit arriver et il écrase l’homme; le héros épique, c’est l’homme exemplaire abattu par la nécessité.Le héros tragique est une passion dominatrice, ramenant à soi tout le caractère, le déterminant et le vouant à la mort dès l’origine (Shakespeare).Le héros dramatique devient une personne en développant ses passions à travers des circonstances compliquées auxquelles sa volonté fait face par des actions qui sortent de l’ordre commun.Chacun de ces types s’interprète comme une phase imaginaire où l’homme se représente sa propre condition: l’épopée est le temps où la victoire doit être remportée sur l’extériorité, le héros épique est le symbole de la lutte gigantesque de l’homme contre la nature vue sous les traits du destin; la tragédie découvre en l’homme lui-même une fatalité passionnelle à laquelle s’affronte la liberté; enfin le drame s’aperçoit que jamais le caractère ne se réduit à la passion, que jamais les circonstances ne sont une fatalité extérieure absolue. Le drame rejoint les héros réels.Cependant, la rencontre de l’imaginaire et du réel dans l’héroïsme ne se fait pas sans dégâts; le spectaculaire hante et obsède tout humain, il fait croire que tout excès est héroïsme.L’excès et les pastichesHercule est un type universel qui se retrouve chez les Celtes (Cùchulainn, fils du dieu Lug, auteur de milliers d’exploits), chez les Sémites (Gilgamesh), en Inde (Rama)... Le christianisme a eu ses pourfendeurs de dragons (saint Michel, saint Georges). Ce type, le héros solaire, manifeste la force. Or, chez l’homme, la force, pour devenir voyante, dépasse facilement les bornes et devient violence. Les pastiches, imitations du mythe, en procèdent.Mis à part les hercules de foire et les matamores, qui ne se trompent sans doute pas eux-mêmes, on peut supposer que l’imitateur ne se rend plus compte qu’il parodie; Don Quichotte, par exemple, est si bien pénétré d’une image héroïque qu’il la ressent en lui avec chaque battement de son cœur et avec chaque souffle de ses poumons; le monde ambiant en est tout métamorphosé. D’abord, l’éclat de rire jaillit parce qu’on croit qu’il veut imiter (or le héros est inimitable, nul ne peut répéter ce qu’il a fait, pas même lui); puis un sentiment poignant étreint quand on voit qu’il ne veut pas, mais qu’il croit : Don Quichotte est l’antihéros, parce qu’il est naïf et donc manque de réalisme.Dans le cas où l’imitateur se veut héros, il contrefait. Qu’il pousse à bout la contre-façon, le matamore de tout à l’heure devient ombrageux et féroce à force de trembler; on reconnaît ici le tyran (despote, dictateur) qui voue ses esclaves à l’adoration de l’image avec laquelle il prétend se confondre: C. G. Jung a bien décrit la possession collective de la mentalité germanique par l’incarnation du mythe de Wotan en Hitler. À côté de Wotan, les fantômes de Zarathoustra et de Faust hantaient les grandes parades nocturnes du nazisme; or, dès 1926, dans son film célèbre où il reprend le mythe de Faust, Murnau montrait au spectateur allemand que le meneur de jeu, c’est Méphisto. On découvre là un retour au thème homérique de la fatalité, qui n’est donc pas propre à une époque révolue; mais, plus encore que chez Homère, le «héros» s’écrase, se disloque avec son culte et avec son peuple, parce qu’il n’avait aucune ressemblance réelle avec l’image qu’il donnait en spectacle: c’était un faussaire, un héros de carton doré.Troisième avatar: si le candidat à l’héroïsme prend sa contrefaçon au sérieux, il tente de surmonter sa peur par une ardeur tendue à craquer. Le risque-tout est un de ces personnages: ivresse du danger chez les James Dean, chez les joueurs de «roulette russe», etc.; mais Saint-Exupéry a montré que le héros réel n’est ni ivre de risque ni hanté par la mort.Enfin, l’idole est le dernier pastiche résultant de l’excès. L’image est soignée comme celle de tyran, mais elle ne sort pas du monde imaginaire. La star, la pin-up, le play-boy se font objets publics, s’exposent aux regards dans la photo, le film; Edgar Morin a décrit ce système exhibitionniste-voyeur, dans lequel des humains vont jusqu’à identifier leur vie privée à des images «olympiennes». Mais l’idole est une apparence vouée au spectaculaire et à la vanité.Phénomène de foire, visage obsédant du chef divinisé, cœur hanté par la mort, ou enfin icône dénudée, l’homme asservi au spectaculaire ne manque pas seulement d’héroïsme: il oublie jusqu’à la vie simple et vraie. Hercule, le héros solaire, est symbole d’éblouissement.2. La gloire du hérosCependant, nul ne peut nier que le héros est glorieux. La gloire produit un nimbe lumineux: tout héros resplendit. Achille semble être aussi un mythe solaire; il vit entouré de clarté. En quoi diffère-t-il d’Hercule, demi-dieu comme lui, et comme lui promis dès l’origine à un destin fatal?Leurs images d’abord s’opposent: Hercule est fait de bourrelets musculeux, et son énorme massue ne le quitte jamais; Achille ne pose pas: il a le pied léger, Hercule écrase l’obstacle; Achille est tout en vivacité, son humeur est mobile, changeante. Par ce mouvement, par les hauts et les bas de sa carrière, Achille apparaît à l’homme d’aujourd’hui comme un modèle. Bien que la gloire du héros soit perçue comme surhumaine, à demi divine, son rayonnement est autre chose qu’une projection de notre inconscient. Pourquoi le tape-à-l’œil herculéen s’oppose-t-il à la vraie gloire achilléenne?On le voit si l’on analyse les symboles qu’exprime Achille, et qui vont dans quatre directions: noblesse, vitalité expansive, action créatrice, ardeur généreuse. La gloire résulte de leur union.NoblesseAchille est plus qu’un demi-dieu: c’est un noble. Non par son père, le roi des Myrmidons, mais par son caractère. L’Iliade pourrait s’appeler la noblesse d’Achille aussi bien que la colère d’Achille. Il ne cède pas à Agamemnon, mais il venge son ami Patrocle, courant par là à son propre sort. Il tue cruellement Hector pour l’amour de Patrocle; puis quand Priam se traîne devant lui dans la poussière, le suppliant de lui donner le corps tout écorché de son fils Hector, son cœur impitoyable fond dans sa poitrine, car il songe à son vieux père. Farouche, coléreux, Achille se décide, poussé par des sentiments que nous admirons pour leur noblesse, non par des saccades passionnelles.La noblesse n’est pas une classe de privilégiés; quand elle s’enferme, quand elle se sépare, elle craint d’être dépouillée: cette crainte dévoile sa déchéance, la perte de sa substance. Nicolaï Hartmann a montré que, si la noblesse se détache de l’héroïsme, elle se dégrade en orgueil ou en vanité hautaine: alors la jouissance du privilège est l’indice d’une âme infantile, qui se croit peut-être héroïque parce qu’elle se présente comme une idole.Être noble, c’est affronter, faire face. Œdipe, dans la dernière tragédie de Sophocle, n’est pas ce qu’il paraît: image de la misère, il est en réalité dans un état permanent de noblesse; il a acquis cet état, non pas dans les actes originels de son destin, mais dans une longue vie d’épreuves sans éclat. Qui affronte l’événement n’a plus peur; qui se porte droit vers l’inconnu rencontre, connaît, cesse d’être terrifié: la noblesse, c’est la droiture du regard.L’idole contrefait la noblesse en se donnant pour admirable alors qu’elle se contente d’obséder le regard par les moyens les plus obliques.Expansion vitaleAvec Hartmann, Max Scheler montre que l’héroïsme est une valeur vitale. La technique répète et conserve; la vie est expansive. La noblesse est animée par ce pouvoir surabondant. Jung a décelé dans les mythes du héros solaire la projection de l’énergie psychique de base (libido ): voyager avec le char du soleil, c’est progresser, déployer son énergie vitale.Ainsi l’adolescence, époque de la grande explosion biologique et affective, est l’âge de l’héroïsme et de l’affrontement. La société, assoupie dans ses routines, s’en aperçoit toujours avec stupeur. Mais, dans ses profondeurs, quelque chose s’éveille, la rajeunit, et elle admire le héros sous les traits du jeune Apollon. Quand elle le fait à bon escient, elle s’ouvre aux valeurs d’élan et se garde d’adorer les pastiches du tyran (le tyran contrefait la force vitale, qu’il fige dans les conformismes de la violence, poings dressés et pas cadencé).Action créatriceNoble et expansif, l’exploit héroïque se reconnaît à son pouvoir créateur. Le héros est un modèle non par ses actes, qui cesseraient d’être héroïques s’ils étaient répétés et pastichés, mais par l’appel qu’il nous adresse. Henri Bergson a montré que la société vraiment humaine, ou «société ouverte», est celle qui sait écouter l’appel du héros. L’exploit est un appel, il n’est pas un spectacle. Le héros est un créateur, il n’est pas un risque-tout: il n’affronte pas pour dresser un front hautain, mais parce que c’est la condition d’un progrès de l’homme dans l’ordre de l’action. Didier Daurat (le Rivière de Vol de nuit , de Saint-Exupéry) crée l’Aéropostale à travers les tourmentes, les tempêtes, les fragilités des premiers avions; Alain Bombard se fait Naufragé volontaire pour démontrer qu’un homme perdu dans l’Océan peut survivre; Michel Siffre s’enfouit Hors du temps pour découvrir les rythmes essentiels de l’organisme humain; Denise Legrix, Née comme ça (sans bras, ni jambes), crée les moyens de ses déplacements, de son autonomie, de ses œuvres artistiques (coudre, broder, peindre, écrire): puissance de l’esprit, comme elle le dit elle-même.Le sursaut héroïque est l’acte créateur qui se préparait dans le silence, à l’insu de tous, y compris de celui qu’il va emporter (pas plus qu’il ne se regarde, le héros ne se prépare). L’héroïsme ne procède d’aucun calcul, d’aucune recherche; il se produit avec simplicité, et rejette ainsi dans les marais toutes les contorsions plus ou moins habiles des risque-tout.Ardeur généreuseSi Guillaumet n’avait pensé qu’à lui seul, son sursaut héroïque et sa persévérance aux limites des possibilités humaines eussent été impossibles. Dans les temps mythiques, Achille s’élevait à la noblesse parce qu’il aimait, parce qu’il était accessible à la sympathie. Les mêmes sentiments se retrouvent dans les héros moins légendaires et plus proches de nous; aujourd’hui, la N.A.S.A. expose aux risques terribles d’une perdition dans le cosmos des hommes qui sont unis par la plus solide amitié et qui, en outre, sont presque toujours mariés et pères de famille.Bien avant toutes les interprétations modernes, Platon montre que le héros est le symbole de l’âme immortelle (Ménon , 81 c), que sa naissance manifeste l’amour (Cratyle , 398 c: héros = éros); dans Le Banquet (179 b-d), il dépeint le pur héroïsme sous les traits d’une femme, Alceste, qui agit par affection amoureuse, ce pourquoi elle ignore la peur de mourir; aussi Alceste est-elle remontée de l’Hadès, victorieuse de toutes les violences mortelles: «Les dieux l’en ont fait remonter, dans l’élan de leur admiration par son acte [...] ils estiment par-dessus tout une ardeur et une force (ou excellence, ou vertu) qui émanent de l’amour.» De même pour Achille (ibid. 179 e), mais non pour Orphée: «Il leur parut avoir l’âme faible, chose assez naturelle pour un joueur de cithare» (ibid. , 179 d).La vie héroïque est glorieuse, semble-t-il, parce qu’elle surmonte les tentations de l’excès, et ne pastiche jamais l’une des quatre dimensions essentielles de l’héroïsme. Mais pourquoi va-t-elle au-delà des imitations? Parce qu’elle est assez puissante pour ne pas éclater en prenant ces quatre dimensions; l’imitation, au contraire, est mesquinerie, petite vue, et elle ne considère qu’un aspect: alors la noblesse meurt et son cadavre s’appelle idole, l’expansion vitale retombe dans la violence tyrannique, l’exploit dégénère en témérité et l’ardeur généreuse en don-quichottisme (ce qui est encore le moins laid des mimes).N’est pas héros qui veut. La volonté consciente, toujours superficielle, peut produire le dévouement, mais non l’héroïsme. Aussi les héros sont-ils rares; comme leur action est inspiratrice et salvatrice, peu importe leur nombre: le héros éponyme est pour toujours le père de toute sa cité (en grec, héros veut dire protecteur). L’homme ordinaire ne fait que recueillir l’appel du héros. Les mariages entre un dieu et une femme (ou entre une déesse et un homme) sont choses rares.Thomas Carlyle n’avait donc pas entièrement tort: le héros se donne à l’activité vitale créatrice qui, de loin en loin, par lui se manifeste; il paraît spectaculaire dans la mesure où nous sommes engourdis dans nos habitudes et dans les conformismes; en lui-même, il est tout le contraire d’un exhibitionniste, car il est secret, mystérieux (sa naissance, déjà, est pleine de mystère); c’est pourquoi on admire son activité, sursaut final ou longue patience. Le mythe du héros tente de satisfaire ce besoin universel d’admirer, et il enchante nos rêves; ce mythe est donc ambivalent: il peut réveiller la noblesse humaine, ou plonger dans un engourdissement idolâtre.3. Héros et idoles modernesÉphémère immortalitéC’est par les moyens de communication les plus récents, et plus précisément par leurs modes audiovisuels de transmission, que les héros-idoles modernes se distinguent de leurs prédécesseurs. Les nouvelles parviennent aujourd’hui en masses incalculables, quasi au même instant, à presque tous les habitants de la Terre. La performance du héros voit sa surhumanité immédiatement magnifiée par les «visions» de l’écran et les «voix» du transistor. La période est révolue d’attendre que le héros ait fait, au pluriel, ses preuves pour devenir une idole: la condensation adoratrice le statufie dès l’instant où il fait preuve, c’est-à-dire, à la limite, où il fait montre, d’un record: «les plus beaux yeux du monde» de Liz Taylor ont été si souvent signalés en images et en mots qu’ils n’ont pratiquement plus besoin de s’ouvrir. Autrement dit, la vitesse de sédimentation idolâtrique s’est tellement accrue qu’il n’est plus question, ni bien sûr d’attendre que le héros soit mort pour le diviniser, ni même d’attendre que la société lui ait donné officiellement le titre: le spectateur, que chacun est face à l’écran, se métamorphose en fidèle, et idolâtre sur le champ le héros qu’il regarde en pleine vie. C’est dire que les héros-idoles modernes, qu’il s’agisse d’un cosmonaute comme Youri Gagarine, d’un chanteur comme Bob Dylan, ou d’un guérillero comme Che Guevara, perdent en durée ce qu’ils récupèrent en extension démographique; leur effigie couvre le monde à une vitesse éphémère: on avait à peine accroché au mur la photo du «plus grand cycliste du monde» Jacques Anquetil qu’on la remplace sans attendre par celle du «plus grand cycliste du monde» Eddy Merckx. L’idole moderne ne va pas progressivement du vivant-mortel à la pétrification immortelle, il est d’emblée vivant-pétrifié ou, si l’on veut, «a-mortel». Son immortalité, somme toute, est devenue instantanée.La «nationalité-lest»Chaque grand héros, historique ou légendaire, était fait pour une communauté; il devenait idole parce qu’il contribuait par son exceptionnelle valeur, à la fois spirituelle et temporelle, à exalter et à renforcer son unité. Cet ethnocentrisme, trop évident avec les héros anciens ou moyenâgeux – le Robin des Bois anglais ou le Roland-de-Roncevaux français – puisque leur spécificité était d’écraser l’ennemi, reste encore sensible avec certains héros à performances nationalement concurrentielles: la distribution des prix Nobel s’impose parfois, aux yeux du grand public, comme une compétition nationaliste et les voyages vers la Lune comme des exploits patriotiques. Mais ce chauvinisme résiduel n’a plus de poids face à la rentabilité idéologique et économique que représente pour une chaîne de télévision, pour un journal, et pour le héros lui-même, la possibilité d’une diffusion internationale. L’idole est d’autant plus idolâtrée qu’elle franchit plus de frontières. C’est aujourd’hui sa loi de croissance: si elle ne la suit pas, elle s’étiole en totem régional ou en simple figure de célébrité locale. On voit au contraire les cosmonautes, les savants (professeur Christian Barnard) parcourir le monde pour consacrer leurs exploits; on voit les chanteurs régionaux devenir polyglottes, les révolutionnaires devenir maoïstes et les acteurs, idoles de choix, devenir cosmopolites. Chez ces derniers, en état permanent de lévitation apatride, l’idée de nation ne joue plus qu’un rôle de lest: ils l’utilisent pour s’en éloigner ou pour s’en rapprocher, pour monter ou pour descendre. Il suffit d’écouter leurs interviews pour constater leur degré forcené d’itinérance: leur nationalité est toujours proclamée entre deux voyages; d’un bout de la planète à l’autre, le plaisir d’avoir les pieds sur le sol natal s’identifie en eux à celui de transiter dans les aéroports. Ils ne se stabilisent ou, comme on dit bien, ne se reposent aux yeux de tous que dans ces endroits de rêve, ces cités olympiennes soigneusement calculées, d’Honolulu à Saint-Tropez et de Katmandou à Acapulco, pour couvrir le monde et réaliser cet enracinement de rêve: habiter partout et nulle part.La spécialité et le rêveLa spécialité du héros-idole a la même absence de poids et de mesure que sa nationalité. La Bruyère pouvait dire du héros-idole traditionnel qu’il était, en effet, «d’un seul métier qui est celui de la guerre». La guerre est aujourd’hui, non pas éliminée, mais désacralisée. Les héros qu’elle produit sont toujours vénérés, mais dans les limites de leur nationalité ou de leur idéologie: Mao Zedong ne fut que l’idole d’un peuple (en Chine) et de groupuscules (ailleurs). À la limite, comme dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, les héros de l’escadrille de chasse Normandie-Niemen ne peuvent avoir de statues que sur une moitié du globe. Les héros qui ont le plus de chance d’accéder au rang d’idoles mondiales sont ceux dont les records s’exercent sur une spécialité spectaculaire, compréhensible et séduisante pour tous . Les spécialités de héros (poètes, prophètes, prêtres) proposées par Carlyle au XIXe siècle se périment selon le même processus que les spécialités d’idoles (tribales, corporatives, théâtrales) proposées par Francis Bacon au XVIIe siècle. La civilisation moderne impose sa propre hiérarchie héroïsante, que des enquêtes sociologiques françaises ont dessinée dans ses grandes lignes: les familles royales (pour la France), le spectacle, le sport, les intellectuels, les politiques, l’argent, l’aventure et, en fin de liste, presque au degré zéro de l’héroïsation idolâtrique, l’industrie, l’armée et le sacerdoce. La sociologie américaine, avec Leo Lowenthal, avait prévu dès longtemps le mouvement ascendant: les héros idolâtrés sont en priorité les héros du loisir , avec tous les adjuvants olympiens que cette spécialité entraîne, à savoir: la jeunesse, la beauté, l’argent, l’amour. Le mixage de ces signes agglomérés favorise l’ascension idolâtrique; il est capable de résorber les performances de n’importe quelle spécialité. Il fut décisif que le cycliste Fausto Coppi ait un amour tumultueux avec la Dame Blanche ou le toréador Dominguin avec Lucia Bose pour que ces deux champions accèdent un temps au rang d’idole. Mais les exemples seraient ici innombrables. Simplifions en affirmant que la spécialité professionnelle est importante puisqu’il faut y être sacré «le plus grand», mais qu’elle est loin de suffire à la sacralisation idolâtrique. Il est des spécialités hermétiques comme celles d’un mathématicien ou d’un philosophe, dangereuses comme celle d’un politique, peu romantiques comme celle d’un industriel, qui ne suscitent guère l’adulation. L’idole a éliminé devant ses adorateurs toutes les difficultés de son travail et de ses progrès, comme si elle vivait dans sa performance par grâce d’état.En ce sens elle est la négation du grand homme réel, celui dont on comprend techniquement les efforts et dont on admire les mérites. Jean-Paul Sartre a frôlé l’ascension idolâtrique, non parce qu’on comprenait le sens de la philosophie existentielle, mais parce qu’on la consommait charismatiquement à travers son théâtre, ses romans, les chansons (la chanteuse «existentialiste» Juliette Gréco) et la vie de café (les touristes au Flore , lieu saint de l’existentialisme). Le professeur Barnard a amorcé l’ascension idolâtrique par un mixage parasitaire qui a résorbé sa supertechnicité de cardiologue: espérance utopienne de pouvoir un jour changer d’organe comme de voiture? physique séduisant au point de devenir un «médecin play-boy»? ou, en dernière heure, problèmes de cœur? Le héros devient idole aux moments où le mérite des épreuves se résorbe pour tous dans la magie d’une prédestination à court terme qu’on appelle aujourd’hui la réussite, ou plus modestement la chance. Il suffit d’écouter parler encore une fois une grande idole-test du spectacle; elle parle de son métier et elle y croit: métier de chanteur, métier d’acteur, métier de sportif. Métier de rêve où le gain coïncide avec la gloire, le plaisir avec la peine, le travail avec le loisir.La négation du politiqueLes héros militants deviennent idoles lorsqu’ils rendent des services exceptionnels à leur pays, soit en obéissant, soit en résistant au pouvoir régnant. Mais là encore, la performance du combattant n’est idolâtrée qu’en circuit partiel; les fidèles de Castro ou de Mao vénèrent leurs idoles envers et contre la plus grande partie du monde; Che Guevara et José Antonio Primo de Rivera demeurent encore des idoles spécialisées, bien que le drame de leur mort exalte et amplifie la vénération qu’on leur porte; les héros de la foi, en voie de nette régression, donnent des saints vénérés seulement dans leur Église ou dans des nations, développées ou en voie de développement, fortement tributaires du pouvoir ecclésiastique. Il semble en effet logiquement évident que, à convictions politiques égales, la vénération du héros militant soit proportionnelle à la distance qui le sépare de ses fidèles; si le héros est vivant, il importe qu’il soit compris avant d’être vénéré, qu’il ait des partisans et non des fidèles, qu’il soit suivi par une troupe lucide et non une foule en extase. La conclusion s’impose que l’engagement civique ou sacerdotal est aujourd’hui une spécialité de peu de poids. Au contraire, il faut une mort de longue date et une performance inégalée pour que des héros militants comme Lénine et Trotski voient se résorber dans l’univers capitaliste leur spécialité de «plus grand révolutionnaire» et parviennent à se faire regarder agréablement sur les murs d’un drugstore en un poster encadré par ceux de Brigitte Bardot et de Maurice Chevalier. C’est là un des effets de la magie propre au système actuel de divulgation des nouvelles. La fonction d’engagement se dégrade à mesure que la gloire augmente. On peut rappeler l’exemple de ces Noirs qui applaudissaient à l’écran le héros blanc qui les massacrait. Des recherches ethnographiques, comme celles du cinéaste Jean Rouch, ont montré le pouvoir prestigieux des puissances occidentales sur les peuples qu’elles colonisaient: les Noirs s’appropriaient rituellement les costumes, les traits, la forme du planton de service, du sergent, des signes devenus magiques de l’homme blanc. Résumons en disant que le refus des vedettes de prendre politiquement parti est la règle générale. Lorsque les exceptions viennent la confirmer (Marlon Brando ou le président Reagan aux États-Unis, Melina Mercouri en Grèce, Yves Montand en France), deux risques sont à courir, l’un que la vedette se désacralise en devenant leader d’opinion, l’autre (et non le moindre), que le public se dépolitise en suivant l’idole de n’importe quelle opinion. Plus l’idole monte, plus elle se doit de n’être personne pour mieux s’identifier à tous.Les degrés de superlativitéLe héros-idole est le détenteur imprescriptible d’une performance. Il existe une heure de sa vie où il fut socialement consacré «le plus...» de quelque chose. C’est dans l’évolution de cette superlativité que peut se graduer l’organisation de la cité olympienne. On pourrait distinguer deux types de héros-idole: un premier à superlativité simple et un second à superlativité multiple. Chacun d’eux articulerait à son tour deux systèmes d’idolâtrie, l’un où la piété des fidèles est homogène à la superlativité de l’idole, l’autre où elle lui est hétérogène. Les quatre figures obtenues ne sont pas exclusives les unes des autres; une idole peut passer progressivement de l’une à l’autre ou en occuper simultanément plusieurs et même les occuper toutes. Les figures qui suivent peuvent contribuer à articuler les tendances les plus générales de l’idolâtrie moderne. Selon un premier type, le héros à superlativité simple est l’idole d’une seule spécialité, sans mixage parasite (le mixage des signes du loisir), susceptible de résorber ses mérites fonctionnels au bénéfice d’une réussite mondiale-mondaine.Dans la première figure, la piété idolâtre des fidèles est homogène à la superlativité de l’idole quand elle se réfère à sa spécialité; l’idole est adorée par ses pairs, elle est l’idole d’un groupe: d’un métier, d’une religion, d’un pays. Lénine pour les partisans, Albert Einstein pour les mathématiciens, l’abbé Pierre pour les pauvres, Bernadette Soubirous pour les illuminés. Dans cette figure, la condensation idolâtre est intime mais techniquement remplaçable. Dans la deuxième figure, la piété idolâtre du fidèle est hétérogène à la superlativité de son idole quand il l’aime sans lui être fonctionnellement comparable. Tel est le cas de l’idole que sa spécialité superlative a placée au faîte d’une vie civique et morale exemplaire pour tous: on a les héros du courage guerrier (les héros-de-la-guerre), civique (Guynemer «héros tombé en plein ciel»), religieux (les martyrs), les héros du dévouement scientifique (Pierre et Marie Curie), etc. Dans cette figure, la condensation idolâtrique devient officielle mais moralement irremplaçable. Les idoles ne se succèdent pas de performance en performance comme dans la figure précédente; elles s’accumulent au mausolée du Panthéon.Selon un deuxième type, les héros à superlativité multiple sont ceux dont la spécialité s’est plus ou moins résorbée dans la réussite mondiale-mondaine. Elle s’est mixée de parasites sans disparaître pour autant. Dans une première figure, la piété des fidèles est homogène à cette superlativité mixée. Le héros est vénéré, non précisément pour sa spécialité, mais pour l’environnement ludique, social, politique ou culturel qu’elle magnifie. On vient vers lui pour ce qu’il représente et non pour ce qu’il est. On peut avoir des admirateurs du trompettiste Louis Armstrong qui seraient incapables de toucher une trompette, des fanatiques des Beatles qui ne sauraient pas lire une note, des auditeurs extasiés de Jacques Lacan qui ne comprendraient pas une ligne de Freud. Alors l’intensité idolâtre est intime mais interchangeable, selon les modes, les engouements. Dans une deuxième et dernière figure, la piété des fidèles est hétérogène à leurs idoles. La vénération porte sur une superlativité multiple, c’est-à-dire totalement immergée dans le mixage parasite de la réussite mondaine-mondiale. Ce sont les olympiens les plus haut placés du monde actuel, les mieux adaptés à lui. Ils sont les idoles des rêves les plus fascinants – et les plus conformistes – du jour: avoir tout par la grâce d’un rien. Un roi, une star, un écrivain à colossal tirage, un champion mondial possèdent le monde sans le supporter: ce sont les travailleurs du loisir, les fortunés du dénuement, les importants désengagés, les mariés amants. Dans cette figure où les héros se divinisent, toutes les idoles des figures précédentes peuvent s’ériger: il suffit que leur spécialité atteigne la puissance incolore et inopérante d’un symbole totémique.
Encyclopédie Universelle. 2012.